4. Communication dans les Systèmes Multi-Agents
4.2 Théorie des actes de langage
L'idée implicite dans la section précédente - et
explicitée dans la plupart des ouvrages de sémantique formelle
-, c'est que la signification d'une phrase est assimilable à une
formule logique, et comme il existe des règles bien connues pour
calculer la valeur de vérité d'une formule logique, en définitive
la signification se réduit aux conditions
de vérité.
Exemple: La signification d'un garçon s'ennuie est
la liste des conditions auxquelles la formule à laquelle on aboutit,
existe a que G[a] & E[a], est
vraie, c'est-à-dire :
l'univers de discours doit contenir au moins un élément
a tel que :
- a "tombe sous" l'interprétation
du prédicat G dans cet univers,
- a tombe aussi sous l'interprétation
du prédicat E dans cet univers
(les prédicats G et E
couvrent respectivement tous les objets de cet univers que l'on peut
désigner par le mot garçon et tous ceux dont on
peut dire qu'ils s'ennuient)
Comme on le voit sur l'exemple, cette assimilation de la signification
à des conditions de vérité peut sembler réductrice
(de très nombreuses critiques ont été portées
à son encontre), mais elle n'a rien d'absurde.
Or elle se heurte à des difficultés insurmontables, s'il
s'agit d'analyser une phrase comme : je te promets de venir demain.
La condition de vérité est que, lorsque cette phrase est
prononcée, celui qui la dit (je) promette à son partenaire
(tu) qu'il viendra le lendemain du jour où il la prononce.
Et comment s'effectue cette promesse ? Par le simple fait que la phrase
est prononcée !
On a l'impression d'un cercle vicieux : la phrase prononcée est
vraie si et seulement si elle est prononcée. On est loin du cas
d'un garçon s'ennuie, où le fait de prononcer la
phrase n'a probablement aucun impact sur sa véracité.
Ce qui se passe, c'est qu'on a mis le doigt sur une catégorie
particulière d'énonciations : celles dont la vérité
dépend du fait qu'elles ont été énoncées.
Remarquons au passage que ni la vérité de l'action annoncée
(je viens demain), ni la sincérité de son auteur
(en prononçant la phrase, je peux très bien savoir que je
ne viendrai pas) ne sont des conditions de vérité de la
phrase en question : que je tienne ou non ma promesse, celle-ci existe
bel et bien. Et comme seul, le fait d'énoncer ces phrases compte
pour leur vérité, on les appelle des actes
de langage.
Suivant Austin (nous utilisons notamment l'exposé que Mœschler
et Reboul donnent de ses travaux ; bien d'autres distinctions ont été
faites par d'autres auteurs), nous distinguerons trois niveaux d'interprétation
d'un énoncé :
- le niveau locutoire : ce qui
est dit, et que l'on peut analyser au moyen des outils développés
dans la section précédente,
- le niveau illocutoire : l'acte
réalisé par le fait de le dire
- le niveau perlocutoire : le but
dans lequel cet acte a été réalisé.
Pour reprendre notre exemple, nous avons déjà analysé
au niveau locutoire je te promets de venir demain : la personne qui
parle ou écrit évoque une promesse de déplacement à
une date convenue. Au niveau illocutoire, le fait de prononcer cette phrase
engage son auteur vis-à-vis de son interlocuteur. Au niveau perlocutoire,
il peut s'agir pour l'auteur de faire montre de bonne volonté, en
contrepartie d'un service déjà rendu ou sollicité …
ou de mille autres choses selon les rapports existants entre les deux protagonistes.
4.2.1 Typologie des actes de langage
Si nous nous focalisons sur le niveau intermédiaire, le niveau
illocutoire, nous pouvons nous demander si les seuls actes accomplis en
prononçant des phrases sont des engagements à effectuer
des actions ultérieures. On se rend vite compte qu'il ne s'agit
que d'un cas particulier d'une catégorie plus large, celle des
performatifs. Cette catégorie
s'oppose à celle des constatifs,
énoncés dont la vérité dépend de l'état
du monde, et non pas du fait qu'ils ont ou non été prononcés.
Avant de détailler les performatifs, il est important de noter
que ces énoncés se caractérisent non seulement par
le fait que leur vérité dépend du fait qu'elles sont
ou non prononcées, mais par des conditions dites de félicité.
En effet, certaines conditions doivent être remplies pour que l'énoncé
de ces phrases emporte leur vérité.
Dans l'exemple de la promesse, ces conditions sont très larges
(si le locuteur parle dans son sommeil, ou en état d'ébriété,
on peut considérer qu'il n'y a pas engagement ; il en va de même
si cette phrase est énoncée dans la portée d'un discours
rapporté, ou sur un mode de dérision, etc. On peut considérer
ces cas comme exceptionnels). Dans d'autres cas (p.ex. vous êtes
condamné à dix mois d'emprisonnement), les conditions
sont de félicité sont très strictes (prononcées
autrement qu'à l'issue d'un procès, et par d'autres que
par le président du tribunal, cette phrase n'a pas valeur performative,
mais constative : quelqu'un a prononcé une condamnation à
votre encontre).
Austin a classé les performatifs dans les catégories suivantes
:
- verdictifs (acquitter, condamner, prononcer, décréter,
classer, évaluer, …)
- exercitifs (commander, dégrader, ordonner, léguer,
pardonner, …)
- promissifs (promettre, faire vœu de, garantir, parier, jurer de,
…)
- comportatifs (s'excuser, remercier, déplorer, critiquer,
braver, …)
- expositifs (affirmer, conclure, nier, postuler, remarquer, …)
Les verbes illustrant ces catégories n'ont qu'une valeur indicative
: d'une part, dans certaines situations, il n'est pas nécessaire
de les utiliser pour conférer à une phrase une valeur performative
(dire : je viendrai demain équivaut souvent à dire
: je promets de venir demain) : on parle alors de performatifs
implicites ; d'autre part, les utiliser
ne suffit pas à conférer cette valeur (nous avons vu que
des conditions de félicité doivent également être
satisfaites).
On peut également observer avec Searle que, dans une certaine
mesure, les verbes peuvent être ordonnés selon leur force
illocutoire : p.ex. suggérer < préconiser
< demander < réclamer < ordonner.
Certaines catégories d'actes de langage (les questions, les exclamations)
n'ont pas besoin de verbe pour être apparentes : à l'écrit,
la ponctuation, à l'oral, l'intonation permet de les identifier.
Pour ces catégories comme pour les autres, il faut se méfier
des apparences : une exclamation (comme il fait chaud ici !) ou
une question (auriez-vous la gentillesse d'ouvrir ?) peut avoir
valeur de demande (je vous demande d'ouvrir), de même qu'un
constat (j'ai perdu le fil) peut avoir valeur de question (où
en étions-nous ?) ; nous avons signalé au 4.1.5
ce genre de phénomène.
La conjonction de la dernière catégorie, celle des expositifs,
et de l'existence de performatifs implicites conduit à considérer
tout énoncé comme performatif ! En effet, si É n'est
pas explicitement performatif, il y a cependant quasi-équivalence
entre "A dit : É" et "A dit : j'affirme É"
: on peut donc considérer É comme un performatif implicite.
Il paraît donc raisonnable de dire que tout énoncé
possède les trois niveaux locutoire, illocutoire (donc toute énonciation
est un acte de langage), et perlocutoire ; cependant, selon les cas, l'analyse
d'une phrase à un certain niveau peut avoir plus ou moins d'intérêt.
|